On les appelle les Big Four – les « quatre grands » : Deloitte, PricewaterhouseCoopers (PwC), Ernst & Young (EY) et KPMG. Des noms composés à coups de fusions-acquisitions ou d’OPA, puis rabotés pour satisfaire aux exigences de brièveté du sublime marché. Méconnus du grand public, ils occupent une place essentielle dans le capitalisme mondialisé. Leur chiffre d’affaires global témoigne de leur importance : ils ont ainsi brassé plus de 120 milliards d’euros l’année dernière. Mais, au-delà de leur poids économique et de leur puissance financière, ce sont les rouages de la « confiance » dans le système : spécialisés dans l’audit, les Big Four sont là pour attester l’honnêteté et la fiabilité des comptes présentés par les grandes entreprises.
Le scandale LuxLeaks a dévoilé les accords secrets de PwC avec le Luxembourg
Mais leurs activités ne s’arrêtent pas là : ils offrent également des assurances, des services de consultants et des conseils aux multinationales pour échapper à l’impôt et aux taxes. Leurs noms apparaissent parfois dans les médias quand ils sont condamnés à des amendes pour avoir couvert telle ou telle dissimulation dans les comptes d’une très grande entreprise ou mis en cause pour leurs pratiques dites « d’optimisation », comme dans le scandale LuxLeaks, par exemple, qui a dévoilé les accords secrets (tax rulings) avec le Luxembourg élaborés par PwC pour le compte de centaines de multinationales.
Derrière les façades de leurs sièges centraux à Londres ou en Suisse, les Big Four sont au cœur du système global de l’optimisation et de l’évasion fiscales. Et c’est tout l’intérêt du rapport publié ce matin par le groupe parlementaire européen Gauche unitaire européenne-Gauche verte nordique (GUE-NGL) que de lever un coin du voile sur leur fonctionnement réel.
Les Big Four ne brillent guère par la transparence sur leurs propres activités
Loin des grands principes d’« éthique » systématiquement mis en avant dans leurs communications d’entreprise, les Big Four de l’audit mondial – Deloitte, PwC, EY et KPMG – ne brillent guère par la transparence sur leurs propres activités et leurs implantations dans le monde. Selon l’étude des deux chercheurs, ces multinationales emploient un total de 887 695 salariés dans près de 3 000 bureaux implantés dans 186 pays à l’échelle de la planète. Mais pour 10 % des salariés, et même 17 % pour le seul groupe EY – le plus secret des Big Four, selon les spécialistes de la justice fiscale –, il n’a pas été possible, malgré les recoupements, de localiser les affectations.
De manière plus révélatrice encore, les quatre multinationales de l’audit, surreprésentées dans les pays du Nord, disposent, selon Richard Murphy et Saila Naomi Stausholm, de bureaux dans 43 entités (sur 53, au total, dans le monde entier) connues pour leur discrétion, leurs exonérations et les facilités de tous ordres offertes aux amateurs de cieux fiscaux dégagés.
D’après le recensement de l’enquête commandée par la GUE-NGL, Deloitte, PwC, EY et KPMG ont chacun des activités aux Bahamas, à La Barbade, aux Bermudes, dans les îles Vierges britanniques, à Gibraltar, à Guernesey, à Jersey, au Luxembourg, sur l’île de Man, à Macao, à Monaco, à l’île Maurice, au Panama, à Singapour, etc. Ils ont, par ailleurs, des dizaines de bureaux en Suisse, en Malaisie, à Chypre, aux Pays-Bas ou en Irlande… C’est dans ces pays assimilés par bien des aspects à des paradis fiscaux que travaillent 10 % des effectifs globaux des Big Four. Le pourcentage est faramineux : de manière synthétique, cela signifie que ces multinationales font travailler deux fois plus de conseillers dans ces zones éthérées de l’évasion fiscale que dans les pays avec des régimes d’imposition traditionnels. « De toute évidence, ce ne sont pas les besoins des entreprises locales qui justifient une telle présence dans les juridictions où le secret des affaires est si bien protégé, écrivent les deux rapporteurs. En effet, les 579 employés de Deloitte, PwC et KPMG aux îles Caïmans – aucune donnée n’existe pour EY – représentent plus de 2 % de la population active locale, et il est très improbable que la demande sur place puisse exiger une telle concentration d’expertise comptable. »
l’implantation massive des Big Four pour échapper à la régulation
Selon Richard Murphy et Saila Naomi Stausholm, la confusion des genres entretenue par les Big Four à leur profit ne peut perdurer : d’un côté, ils ont eux-mêmes un rôle de régulation en tant qu’instance de validation comptable ; de l’autre, ils vendent leurs services aux multinationales pour échapper à ces régulations. Avec leurs implantations massives loin des radars des organismes de régulation, les géants de l’audit, très centralisés et homogènes mais seulement en trompe-l’œil, organisent la séparation entre leurs multiples filiales sur toute la planète, sans se plier aux règles de transparence élémentaire sur leurs activités mondiales. Ce qui leur permet, là aussi, comme le relève l’étude rendue publique ce mercredi matin, d’offrir à leurs clients, qui sont eux-mêmes des multinationales, une panoplie d’instruments visant à maintenir la discrétion, voire l’opacité sur leurs tours de passe-passe fiscaux, en particulier.
Les chercheurs dressent, dans leur rapport, une série de recommandations spécifiques pour les grands cabinets d’audit. En plus du rapport détaillé, et mis à disposition publiquement, dans chacun des pays où ils sont implantés – ce qui permettrait de faire la lumière sur les flux financiers internes des entreprises, les impôts payés dans chaque juridiction fiscale, sur la nature du contrôle capitalistique de chaque entité, etc. –, ils préconisent une séparation complète entre l’activité d’audit et toutes les autres. « C’est le seul moyen d’endiguer les conflits d’intérêts inhérents à la structure actuelle des entreprises faisant partie des Big Four, estiment-ils. La mise en place de cette séparation serait prise en considération pour l’obtention de la licence d’audit au sein de l’Union européenne. »
Une structure capitalistique très opaque
Autre recommandation destinée à assurer la transparence : les multinationales de l’audit ne devraient plus pouvoir se comporter comme un réseau d’entités indépendantes, sans liens légaux les unes avec les autres et devraient être considérées comme étant sous un contrôle commun, un statut rendant obligatoire une publication détaillée et globale de toutes leurs activités. « Les Big Four sont au cœur du capitalisme mondialisé, mais n’assument absolument pas leurs responsabilités, accusent les chercheurs. Ils adoptent une structure capitalistique très opaque avec pour résultat qu’on ne peut pas les poursuivre. Les avantages de ce système résident dans la limitation du risque de sanctions de la part des instances de régulation. Cela simplifie et limite les possibilités d’être tenu responsable de tel ou tel agissement. Et cela offre également aux multinationales pour lesquelles ils travaillent la possibilité de s’abriter sous les réglementations locales de juridictions moins regardantes. Dans notre esprit, ces limitations face aux risques encourus par les grandes entreprises ou par les cabinets d’audit eux-mêmes ont un coût très important pour toute la société. Nos préconisations permettraient de changer la situation en les rendant responsables de leurs actions dans tous les endroits du monde où ils opèrent. »
L’OCDE ne voit qu’un paradis fiscal sur sa liste noire
L’OCDE a mis à jour sa liste noire des paradis fiscaux, vide jusqu’alors, y ajoutant Trinité-et-Tobago. L’organisation avait été chargée d’élaborer cette liste par le G20. Et le Panama ? Les îles Caïmans ou le Luxembourg ? Ils respectent « largement » les critères des pays coopératifs, selon l’organisation. « Cette liste est ridicule, explique Manon Aubry, d’Oxfam. À aucun moment l’OCDE ne définit ce qu’es un paradis fiscal. Pour nous, c’est accorder des avantages fiscaux non justifiés à des personnes ou entreprises. Pour l’OCDE, il convient de remplir quatre critères simples pour ne plus figurer sur la liste noire. » Ainsi, pour être considéré comme coopératif, il suffit de fournir des informations fiscales à un nombre limité de pays, y compris que des paradis fiscaux. Le G20 devrait valider cette brève liste vendredi.
Thomas Lemahieu
Mercredi, 5 Juillet, 2017
L'Humanité